Dernière mise à jour: décembre 2022
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Cancer (r)evolution - Histoire
Lutter contre le cancer implique de lutter contre l’évolution… une (r)évolution ?
Contexte
Etudier un cancer en adoptant une vision évolutive, en faisant appel à des notions d’évolution des espèces, d’écologie et de génétique des populations, permet d’apporter un nouvel éclairage sur la complexité des différents processus en jeu au sein d’une tumeur maligne.
Et mieux comprendre ces processus permet d’avoir un impact sur le traitement !
Un bref retour vers l’histoire très ancienne de nos cellules
Les organismes unicellulaires sont constitués d’une seule cellule et sont les premiers organismes vivants à avoir peuplé notre planète il y a 3’500 à 4’000 millions d’années. Ils sont capables de s’adapter au plus vite à des environnements souvent changeants et peu favorables, en particulier grâce à leur capacité à se diviser rapidement et à l’hétérogénéité génétique des populations qui en découlent.
L’émergence des organismes multicellulaires, il y a plus de 2’500 millions d’années, a nécessité la mise en place d’un certain nombre de règles de vie en communauté. Un savant équilibre entre compétition et collaboration!
Chez les animaux en particulier, apparus il y a quelque 500 millions d’années, les divisions cellulaires sont strictement régulées et limitées. Les cellules sont capables de se suicider (apoptose) au profit des cellules qui les entourent. Et les cellules respectent les barrières géographiques (anatomiques): une cellule du foie ne va pas envahir le cerveau !
Les cellules cancéreuses ont évolué en même temps que les animaux, il y a quelque 500 millions d’années. Ces cellules aux propriétés particulières ne respectent plus les règles de vie en communauté et ne coopèrent plus avec les autres cellules.
… la plus vieille tumeur maligne (un ostéosarcome) a été retrouvée dans un os de Centrosaurus apertus, un dinosaure qui vivait il y a environ 76 millions d’années.
Source : Doctors diagnose advanced cancer—in a dinosaur – First case of osteosarcoma in a dinosaur: a multimodal diagnosis
Les cellules cancéreuses utilisent de vieux réflexes ancestraux hérités de nos ancêtres unicellulaires : elles sont capables de se diviser et d’évoluer rapidement afin d’échapper aux contraintes de leur environnement. Elles échappent ainsi à la surveillance du système immunitaire, deviennent résistantes aux traitements ou peuvent aller envahir d’autres régions plus favorables de l’organisme. Et surtout, elles sont génétiquement très hétérogènes !
+ d’information : C’est quoi un cancer ?
Cancer : une histoire de mutations
Un cancer débute le plus souvent suite à l’accumulation de mutations aléatoires dans l’ADN d’une cellule de l’organisme.
+ d’information : C’est quoi une mutation ?
La plupart de ces mutations sont sans conséquence. Mais certaines d’entre elles peuvent ‘toucher’ des gènes et modifier les fonctions biologiques des protéines correspondantes. Elles peuvent ainsi impacter par exemple le contrôle de la prolifération cellulaire et/ou le système de réparation de l’ADN.
La cellule concernée commence alors à se diviser plus rapidement. De nouvelles mutations peuvent survenir lors des divisions cellulaires au moment de la réplication de l’ADN.
Certaines cellules avec certaines mutations disparaissent, d’autres prolifèrent, changent de comportements et finissent par former une tumeur maligne.
Exemples de gènes qui lorsqu’ils sont mutés sont impliqués dans le cancer
Les mutations aléatoires peuvent ‘toucher’ des gènes et modifier ainsi les fonctions biologiques des protéines correspondantes.
Certains gènes (appelés oncogènes), lorsqu’ils mutés, produisent des protéines qui restent toujours actives. Ces protéines sont impliquées dans les processus cancéreux.
- Certaines mutations dans le gène BRAF produisent une protéine toujours active qui ne peut plus contrôler la division cellulaire (BRAF V600E & le cancer de la peau).
Certains gènes (appelés anti-oncogènes ou gènes suppresseurs de tumeur), lorsqu’ils sont mutés, ne produisent plus de protéines fonctionnelles. L’absence des protéines correspondantes peut induire le développement d’une cellule cancéreuse.
- Selon les mutations présentes dans le gène BRCA1, la protéine BRCA1 n’est plus produite ou est inactive et la cellule ne peut plus réparer son ADN.
- Selon les mutations présentes dans le gène TP53, la cellule ne peut plus fabriquer de protéine TP53 active : la cellule concernée ne peut plus contrôler sa prolifération, ni se suicider.
On estime à plusieurs centaines le nombre de gènes qui lorsqu’ils mutés sont responsables des changements de comportement typiques des cellules cancéreuses. Les processus biologiques touchés sont principalement le contrôle de la division des cellules, la capacité à réparer l’ADN, la capacité à se suicider (apoptose), la capacité d’échapper au système immunitaire ou la capacité d’envahir d’autres tissus.
Une tumeur maligne est très hétérogène du point de vue génétique : différentes combinaisons de mutations localisées dans différents gènes sont présentes dans les différentes lignées cellulaires qui constituent la tumeur.
+ d’information : C’est quoi un profil génétique ?
+ Pour les experts : le réseau des gènes qui lorsqu’ils sont mutés sont impliqués dans le cancer (en rouge)
TP53, un gène impliqué dans le cancer, les éléphants et nous…
Lorsque l’ADN d’une cellule est abimé, une protéine appelée TP53 s’active et empêche la cellule en question de se reproduire : elle lui donne ainsi une chance de réparer son ADN afin de ne pas transmettre les erreurs génétiques aux générations suivantes.
Si la réparation n’est pas possible, TP53 va induire le suicide de la cellule, un processus appelé apoptose. Selon les mutations présentes dans le gène TP53, la protéine TP53 correspondante n’est plus fonctionnelle : c’est le début certain d’un cancer.
Les éléphants, même s’ils ont beaucoup plus de cellules que nous et même s’ils vivent surtout beaucoup plus longtemps que nous, n’ont presque jamais de cancer ! Pourquoi ?
Une explication possible est la suivante : les éléphants ont vingt copies du gène TP53, tandis que les humains n’en ont qu’une, localisée sur le chromosome 17. La probabilité que les 20 copies soient mutées en même temps est infime : il restera donc toujours des protéines TP53 fonctionnelles dans les cellules des éléphants !
Source : Pourquoi l’éléphant n’attrape presque jamais le cancer
+ d’information : TP53 dans la banque de données OMA: les carrés verts représentent le nombre de copies de TP53 chez les différentes espèces.
Connaître les mutations présentes dans l’ADN des cellules cancéreuses permet d’identifier les protéines altérées et donc les processus biologiques qui sont impactés.
Mais est-ce suffisant ?
Cancer : une histoire de mutations ET d’évolution
Une tumeur maligne peut contenir plus d’un milliard de cellules cancéreuses.
Les cellules d’une tumeur, même si elles sont toutes dérivées d’une cellule ancêtre commun sont très hétérogènes du point de vue génétique. Chaque cellule peut donner naissance à des sous-populations distinctes (sous-clones) avec des combinaisons de mutations différentes.
Les sous-populations sont en compétition les unes avec les autres, par exemple pour accéder aux nutriments et à l’oxygène.
Les pressions sélectives sur ces populations cellulaires varient au cours du temps sous l’effet de facteurs endogènes (environnement de la tumeur, barrière géographique, système immunitaire du patient) et exogènes (traitements médicamenteux).
De nombreuses populations de cellules dominantes à un moment donné peuvent se retrouver dans des impasses évolutives et disparaître, tandis qu’une population de cellules minoritaire peut être capable de persister et devenir dominante.
Darwin or not Darwin ?
Peter Nowell, en 1976, a été le premier à émettre l’hypothèse que l’évolution des cellules cancéreuses pourrait être de type darwinienne.
« Il est proposé que la plupart des cellules cancéreuses proviennent d’une seule cellule d’origine et que la progression de la tumeur résulte de la variabilité génétique acquise au sein du clone d’origine, permettant la sélection séquentielle de sous-lignées plus agressives. »
L’évolution des cellules cancéreuses est toutefois plus complexe : elle n’est pas toujours graduelle et défie parfois les lois de Darwin.
Des modèles pour représenter l’évolution des cellules cancéreuses
Une meilleure compréhension du cancer nécessite donc aussi de pouvoir comprendre comment évoluent les différentes populations de cellules présentes au sein d’une tumeur au cours du temps.
L’évolution des cellules cancéreuses est toutefois difficile à étudier chez les patients. Il n’est pas possible de faire des prélèvements réguliers tout au long de la maladie. La plupart des études prédisent l’évolution des tumeurs à partir de quelques échantillons prélevés ponctuellement et font appel à des modèles mathématiques qui utilisent des notions d’évolution des espèces, d’écologie et de génétique des populations !
Prenons l’exemple suivant : des mutations ont eu lieu dans l’ADN de la cellule rouge. Cette cellule commence alors à se diviser rapidement, d’autres mutations ont lieu et d’autres populations de cellules, avec d’autres combinaisons de mutations apparaissent au cours du temps (cellules bleues puis vertes puis jaunes). D’autres cellules, avec d’autres mutations, ne survivent pas.
Le modèle ci-dessous permet de représenter ces populations de cellules qui ont divergé à partir de la cellule ‘ancêtre commun’ rouge et qui évoluent en parallèle dans la masse tumorale pour donner naissance à de multiples lignées cellulaires (ce modèle est appelé évolution ramifiée, ‘branched evolution’ en anglais).
Dans ce modèle d’évolution ramifiée, l’évolution des sous-populations est façonnée principalement par la compétition des différentes populations de cellules pour les ressources limitées du microenvironnement. Certaines sous-populations font l’objet d’une sélection positive et d’une expansion ultérieure, donnant naissance à de nouvelles populations de descendants, tandis que d’autres, mal adaptées, sont éliminées.
Ces différents évènements peuvent également être représentés sous la forme d’un arbre. La cellule noire est l’ancêtre commun à toutes les cellules tumorales.
Chaque nœud (embranchement) correspondant à une cellule ancêtre commun des générations suivantes. A chaque division, les cellules acquièrent de nouvelles mutations : les cellules correspondantes peuvent continuer à se diviser ou pas…
Au final, au cours du temps, seules les cellules avec certaines combinaisons de mutations, les cellules rouges, puis bleues, vertes et jaunes, ont ‘réussi’ à former des sous-populations de cellules qui continuent de se diviser et d’évoluer.
Ce type d’arbre permet de retrouver les combinaisons de mutations présentes dans les cellules ‘ancêtre commun’ au cours du temps.
Connaître les mutations présentes depuis le début de l’histoire tumorale, pourrait permettre de choisir par exemple un traitement qui cible spécifiquement la protéine et les processus biologiques altérés correspondants.
Quelques modèles en exemple
Evolution ramifiée (Branching Evolution): plusieurs sous-populations (ou sous-clones) de cellules évoluent en parallèle dans la masse tumorale.
Evolution linéaire (Linear Evolution) : chaque nouvelle sous-population de cellules prend la place de la sous-population précédente. Dans ce modèle, une sous-population hautement adaptée acquiert un avantage de sélection si fort qu’elle élimine tous les autres sous-populations de la tumeur. L’évolution de la tumeur se déroule ainsi de manière séquentielle.
Evolution neutre (Neutral Evolution) : aucune sous-population de cellules ne prend le dessus. Chaque sous-population présente une capacité similaire à survivre dans l’environnement de la tumeur. Ce type d’évolution se produit lorsque la pression de sélection ne joue pas un rôle important: l’évolution des différentes sous-populations est façonné par la dérive génétique – élimination aléatoire des sous-populations existantes et formation aléatoire de nouvelles sous-populations. La masse tumorale est génétiquement très hétérogène.
Evolution ponctuelle (Punctuated Evolution) : aussi appelée macroevolution ou big bang. Une anomalie génétique majeure se produit est conduit à l’apparition d’une sous-population de cellules dominantes.
Impacts cliniques
Chaque cancer est unique. Connaître l’évolution d’une tumeur peut aider à poser un diagnostic et à choisir le meilleur traitement possible.
Thérapies classiques
La chirurgie permet d’enlever tout ou partie de la tumeur. La radiothérapie utilise des rayons pour détruire les cellules cancéreuses. L’immunothérapie a pour but d’aider notre système immunitaire à éliminer les cellules cancéreuses. La chimiothérapie utilise des médicaments pour éliminer les cellules cancéreuses.
+ d’information : Quel traitement proposer ?
La chimiothérapie laisse parfois le champ libre à des populations de cellules cancéreuses qui, par hasard, avaient des caractéristiques leur permettant de résister au traitement. Les cellules résistantes peuvent alors proliférer dans un contexte favorable, en accédant plus facilement aux nutriments et à l’oxygène, puisque sans la concurrence des autres populations cellulaires.
Thérapies s’inspirant des principes de l’évolution
Plusieurs approches thérapeutiques essayent de tirer avantage d’une meilleure connaissance des processus évolutifs des cellules cancéreuses. Quelques exemples :
- Une approche est la thérapie anti-évolution. Un premier traitement favorise l’émergence d’une seule population de cellule dans la tumeur maligne. La population des cellules restantes, génétiquement plus homogène est donc dans une espèce de cul de sac du point de vue évolutif. Elle est ensuite éliminée par l’administration d’un second traitement.
- Une autre approche consiste à limiter le stress dans l’environnement de la tumeur maligne (accès aux nutriments, oxygénation, pH, …) afin de limiter l’instabilité génétique et de limiter ainsi l’apparition de nouvelles mutations et de nouvelles populations de cellules potentiellement plus agressives.
- Une autre approche, dite adaptive ou écologique, consiste à éliminer en partie seulement les cellules cancéreuses et repose sur un suivi très fin de l’évolution de l’écosystème tumoral. L’objectif est de contrôler et de chroniciser la maladie en maintenant un niveau significatif de compétition entre les cellules cancéreuses sensibles et les cellules cancéreuses résistantes au traitement, afin de limiter une prolifération sans contrainte des cellules résistantes.
Etudier le cancer en adoptant une vision évolutive permet donc d’apporter un nouvel éclairage sur la complexité des différents processus en jeu et d’autres approches thérapeutiques.
Médecins, généticiens, informaticiens, mathématiciens, mais aussi biologistes de l’évolution, biologistes des populations, parasitologues et virologues travaillent aujourd’hui main dans la main dans ce domaine de recherche en pleine (r)évolution !